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Quatrième Croisade : Deuxième siège de Constantinople

Début octobre 1202, une flotte de 200 navires appareille de la lagune de Venise. Des bannières fouettées de chaque tête de mât, certaines portant le lion de Venise, d’autres chargées des armoiries des plus nobles maisons de France.

À la tête de la flotte se trouvait la galère d’État du doge Enrico Dandolo, duc élu de la République de Venise. Il avait plus de 80 ans et était presque aveugle, mais sa vigueur et ses capacités n’étaient pas réduites. Sa cuisine était peinte en vermillon impérial, et un auvent en soie vermillon recouvrait le pont de merde sur lequel le doge était assis en état. Devant lui, quatre trompettes d’argent sonnaient, répondirent des autres navires par des centaines de trompettes, tambours et tabors.

Le but de cette expédition, cette Quatrième Croisade, était de reconquérir la ville sainte de Jérusalem. Conquise par les armées islamiques au VIIe siècle, elle avait été reconquise pour la Chrétienté par la Première Croisade en 1099. En 1187, lors de la Deuxième Croisade et seulement 15 ans avant que la flotte des doges ne s’embarque, Jérusalem tombe aux mains des musulmans Saladin, qui bloquent alors une tentative de reprise par la Troisième Croisade (1189-92). La Quatrième Croisade devait suivre une nouvelle stratégie : frapper l’Égypte, base du pouvoir musulman. Mais il n’a jamais atteint son objectif. Au lieu de cela, une tournure étrange du destin a tourné les derniers croisés dans une direction totalement inattendue — vers la grande ville chrétienne, Constantinople, capitale de l’Empire byzantin (ou romain d’Orient).

La Quatrième Croisade a été conçue en 1199 lors d’un tournoi de joute organisé par Thibaut, comte de Champagne, à Ecry-sur-Aisne dans le nord de la France. Là, dans une vague soudaine d’émotion de masse, les chevaliers et les barons rassemblés tombèrent à genoux en pleurant la Terre Sainte captive. Ils ont juré solennellement d’aller en pèlerins armés pour l’arracher aux infidèles. Dans les mois qui suivent, la croisade prend forme dans une série d’assemblées féodales dirigées par le comte Thibaut, Baldwin, comte de Flandre et Louis, comte de Blois. Plutôt que d’épuiser leur armée par une longue marche terrestre à travers un territoire hostile, les dirigeants ont décidé de rejoindre l’Égypte par la mer. Une délégation de six chevaliers de confiance s’est rendue à Venise, la principale ville maritime d’Europe occidentale, pour organiser le passage. L’un de ces envoyés, Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, rédigea plus tard une chronique de l’expédition.

À Venise, Villehardouin et ses collègues envoyés concluent un accord avec le doge Dandolo et son conseil. Venise fournirait des navires de transport, des équipages et des provisions par an pour 4 500 chevaliers avec leurs montures, 9 000 écuyers et sergents (hommes d’armes féodaux de rang inférieur à celui de chevalier) et 20 000 hommes de pied ordinaires, pour un total de 33 500 hommes et 4 500 chevaux.

Le prix de cette armada serait de 84 000 marks d’argent. Et le vieux doge a fait de Venise non pas un simple fournisseur de fournitures, mais un partenaire à part entière de la croisade. En échange d’une demi-part de toutes les conquêtes, Venise fournirait une force d’escorte de 50 galères de guerre entièrement habitées. La grande flotte devait naviguer à l’été de l’année suivante, 1202.

À cette époque, un adolescent s’est échappé de captivité à Constantinople. Il était Alexius Angelus, fils de l’empereur byzantin déchu Isaac II. Six ans plus tôt, en 1195, le frère d’Isaac – également nommé Alexius – l’avait renversé et emprisonné, prenant le trône pour lui-même en tant qu’empereur Alexis III. Isaac était aveuglé, la manière traditionnelle byzantine de traiter avec ses rivaux, car par coutume un aveugle ne pouvait pas être empereur.

Les talents d’Alexis III ne correspondaient pas à son ambition. Il a fait de son beau-frère l’amiral de la marine impériale. Le beau-frère a dépouillé la flotte, vendant du matériel et des navires entiers pour garnir ses propres poches. Le nouvel empereur était également négligent de garder ses captifs. Isaac II, aveuglé, n’était pas une menace, mais son fils Alexis était suffisamment apte à s’échapper. Finalement, il a trouvé son chemin à la cour du roi allemand Philippe de Souabe, dont la reine était la sœur du garçon Irène.

Entre—temps, il y eut un autre événement fatidique : Thibaut de Champagne mourut avant que la croisade ne puisse partir. Pour prendre sa place de chef, ses collègues barons ont choisi un noble italien du Nord, le comte Boniface de Montferrat. Boniface avait des liens familiaux avec le roi chrétien nominal de Jérusalem, chef des chrétiens qui tenaient encore dans certaines parties de la Terre Sainte. Il se trouvait également être un vassal du roi Philippe de Souabe, le même chez qui le jeune prince Alexis s’était réfugié. Boniface et le jeune prince se sont probablement rencontrés lorsque Boniface a visité la cour de son seigneur liégeois à la fin de 1201.

Et maintenant vint l’ensemencement d’un nouveau plan: les croisés pourraient s’arrêter à Constantinople sur leur chemin vers l’Égypte, renverser l’usurpateur Alexis III et mettre le jeune Alexis sur le trône impérial.

Pendant 500 ans, rappelons-le, l’Empire byzantin a été le principal rempart de la Chrétienté contre le défi islamique. En 1201, l’empire, bien que considérablement réduit et affaibli, était toujours le plus puissant et le mieux organisé des États chrétiens. Mais les relations entre les Byzantins et les chrétiens d’Occident se sont détériorées régulièrement tout au long du siècle des croisades, sur lesquelles ils étaient souvent en désaccord. D’un point de vue occidental, un empereur qui devait son trône aux croisés pourrait être plus coopératif.

À la fin du printemps 1202, les croisés commencent à se rassembler à Venise. À la date de départ prévue, leur hôte totalisait environ 10 000 hommes, bien en deçà des 33 500 prévus — et trop peu pour fournir les frais d’affrètement convenus. Les Vénitiens avaient suspendu leur commerce régulier pour construire et équiper une immense flotte. Maintenant, ils ont exigé que les croisés maintiennent leur fin de marché: 84 000 marks, ou pas de croisade.

La Quatrième Croisade semblait sur le point de s’effondrer. Puis le doge Dandolo a fait une offre. Les Vénitiens suspendent le solde impayé des frais de transport en échange d’une petite contrepartie — l’aide des croisés à la conquête de la ville de Zara (qui deviendra plus tard Zadar, en Yougoslavie), un port appartenant à des Hongrois sur la côte dalmate de l’Adriatique. Pour les croisés les plus pieux, c’était un marché du diable, un acte de guerre impie contre les autres chrétiens. Mais d’autres, y compris les principaux barons, ne voyaient pas le choix si la croisade devait aller de l’avant. Avec une certaine difficulté, ils persuadèrent les dissidents de suivre.

La flotte pouvait enfin partir. Il comprenait trois types de navires principaux. Environ 40 navires, appelés simplement navires, étaient des cargos lourds méditerranéens standard, à deux étages pour la plupart, avec de hauts châteaux avant et arrière, des rames à double direction et deux mâts sur lesquels des voiles latines triangulaires étaient suspendues à de longues cours inclinées. Ils étaient lents et peu rapides, mais leur taille et leur hauteur les rendaient efficaces en défense — ou en attaque contre des objectifs fixes. Offrant un soutien mobile, 60 galères de combat, ramées non pas par des esclaves enchaînés ou des condamnés, mais par des marins vénitiens libres et armés.

Les quelque 100 navires restants étaient des uissiers (ou huissiers), des transports de chevaux. Celles-ci ressemblaient à des galères, mais étaient plus grandes et plus lourdes, avec moins de rames. La cale d’un uissier était divisée en stalles pour les chevaux, qui étaient fermement attachées en place lorsque le navire était en route. Une trappe en forme de porte au-dessus d’un port d’entrée dans la coque arrière pouvait être abaissée, à la manière d’un pont-levis, pour conduire les chevaux dans et hors de la cale. Ces homologues médiévaux du LST (navire de débarquement, char) permettaient aux chevaliers d’aller à terre prêts pour une action immédiate.

Le 10 novembre, la flotte atteint Zara, qui se rend après un siège de 14 jours. De nombreux chevaliers ont déserté plutôt que de participer. (L’un était Simon de Montfort, dont le fils, également nommé Simon de Montfort, devint plus tard célèbre en Angleterre en tant que père du Parlement. Les scrupules moraux de l’aîné Simon sur la croisade contre les chrétiens furent de courte durée, car c’est lui qui dirigea plus tard la brutale croisade des Albigeois, qui ravagea une grande partie du sud de la France au nom de l’éradication de l’hérésie.) Après Zara, pendant ce temps, le pape Innocent III excommunia les Vénitiens et menaça d’excommunier toute la croisade.

Les croisés ont installé leurs quartiers d’hiver à Zara, car il était trop tard dans la saison pour continuer. Là, les dirigeants ont rencontré le prince Alexis et ont accepté de le mettre sur le trône byzantin à la place d’Alexis III. L’usurpateur était détesté à Constantinople, leur a assuré le prince Alexis. En échange de l’aide des croisés, il a promis de rembourser leur dette envers les Vénitiens et de diriger une armée byzantine dans l’assaut proposé contre l’Égypte.

Au printemps 1203, la croisade part de Zara. Et puis un incident étrange a eu lieu alors que la flotte contournait la pointe sud de la Grèce. Les croisés passèrent devant deux navires transportant des chevaliers et des hommes d’armes — qui se cachèrent le visage honteux lorsque les navires furent hélés et embarqués. Ils n’avaient jamais rejoint la principale force de croisade à Venise, mais avaient navigué seuls vers la Terre Sainte depuis un autre port. Les chevaliers errants n’avaient rien accompli et ont beaucoup souffert de la peste avant d’abandonner. Selon Villehardouin, on a maintenant déserté à l’envers.

Faites ce que vous voulez avec tout ce que j’ai laissé derrière moi, dit-il à ses camarades, je vais avec ces gens, car il me semble certainement qu’ils vont gagner des terres pour eux-mêmes! Et avec cette remarque moins que pieuse, il a sauté dans le bateau avec le groupe d’embarquement au départ et a rejoint la flotte.

Le 24 juin 1203, la flotte passa en revue sous les murs de Constantinople. Les croisés débarquèrent du côté asiatique du Bosphore et, après une escarmouche à terre, établirent une base à la ville de Scutari, à seulement un kilomètre de l’autre côté du Bosphore de Constantinople. Le 3 juillet, à la suggestion de Dandolo, ils ont essayé de déclencher une levée populaire en faveur du jeune Alexius. Alexis se tenait vêtu de robes d’État sur le caca d’une cuisine qui ramait d’avant en arrière sous les murs de la ville pour montrer leur empereur légitime au peuple. La réponse a été moins que écrasante. Lorsque la cuisine s’approcha des murs, elle fut accueillie par une grêle de flèches, et non par les acclamations espérées.

Cet épisode était un avertissement juste pour les dirigeants des croisés, qui, en particulier le vieux Dandolo rusé, ont été accusés de comploter cyniquement la conquête de Constantinople pour leur propre profit. Si Dandolo et les autres dirigeants croyaient sincèrement au prince Alexis comme leur véhicule, leur croyance était fausse. Un empereur byzantin n’était pas un roi dynastique comme ceux de l’Occident féodal. Dans la tradition impériale romaine, il était plus un président à vie avec une autorité absolue. Celui qui pouvait prendre le trône et le détenir était accepté comme empereur. Mais le jeune Alexis n’avait pas de droit particulier au trône simplement parce qu’il était le fils d’un ancien empereur déchu — et, quoi que les Byzantins pensent de leur empereur actuel, ils n’en prendraient pas un nouveau aux mains d’étrangers.

Perdant l’espoir d’un soulèvement populaire, les croisés se sont alors mis au sérieux. La ville de Constantinople (aujourd’hui Istanbul, Turquie) était à peu près triangulaire, située sur une péninsule entre la mer de Marmara au sud et la Corne d’Or, le grand port de la ville, au nord. Ce n’est qu’à l’ouest qu’il pouvait être attaqué par la terre ferme — et les murs terrestres étaient l’une des plus grandes fortifications du monde. Construits 800 ans plus tôt par l’empereur romain Théodose le Grand, ils se composaient d’un fossé adossé à un parapet, et derrière celui-ci un double mur. Des murs simples moins élaborés protégeaient la ville le long de la rive de Marmara et du front du port de la Corne d’Or. La Corne d’or était gardée par une chaîne à l’entrée du port, et l’extrémité de la chaîne était couverte à son tour par une forteresse appelée la Tour de Galata.

Des armées bien plus puissantes que les croisés s’étaient précipitées pour se ruiner devant ces défenses. Constantinople a résisté à deux sièges épiques des Arabes musulmans, de 673 à 678 et en 717, et à d’autres sièges des Avars, des Bulgares et des Vikings russes. Ses murs constituaient le noyau dur de l’armée byzantine, la redoutable garde varangienne à la hache. D’abord recrutée parmi les Vikings, la Garde varangienne est devenue fortement anglo-saxonne dans les années qui ont suivi la conquête normande de l’Angleterre. Les Pisans, rivaux commerciaux acharnés des Vénitiens, aidaient la défense.

La première ligne de défense de la ville aurait normalement été les dromons, les grandes galères à double banc de Byzance. Mais la greffe du beau-frère de l’empereur avait réduit la flotte à 20 navires anciens et inutiles. Les Byzantins ne pouvaient que prendre des positions défensives et attendre que le coup tombe. C’est arrivé le 5 juillet. Les croisés ont traversé le Bosphore, atterrissant près de la Tour de Galata. Quelques dromons auraient pu intervenir avec un effet décisif à ce stade, mais aucun navire byzantin n’était apte à l’action.

L’empereur Alexis III conduit une grande armée de campagne pour s’opposer au débarquement. Les transports de chevaux croisés ont couru sur la plage, soutenus par des tirs d’arbalète et de tir à l’arc, et ont laissé tomber leurs couvertures d’entrée comme rampes. Des chevaliers français blindés descendirent, des lances couchées. Un siècle plus tôt, la princesse et historienne byzantine Anna Comnène avait écrit que la charge d’un chevalier français ferait un trou à travers les murs de Babylone. Les Byzantins se retirèrent, abandonnant tentes et butin aux croisés.

La tour de Galata était maintenant ouverte à l’attaque. Sa garnison anglaise, danoise et pisane monta une défense active, faisant des sallies contre les envahisseurs. Dans l’une de ces actions, les défenseurs ont été forcés de reculer et n’ont pas pu fermer les portes de la tour avant l’avancée des Français. Il est tombé d’assaut. Un transport vénitien géant, Aquila (Aigle), a chargé la chaîne du port à pleine voile et l’a cassée. Les galères vénitiennes ont ramé dans le port, se débarrassant rapidement de la faible escadre byzantine dressée derrière la chaîne. Les croisés ont ensuite pris leurs quartiers dans les banlieues non aménagées de Pera et d’Estanor, sur le côté nord de la Corne d’Or. Leurs chefs se sont réunis pour planifier leur attaque sur la ville elle-même.

Le doge Dandolo a recommandé une attaque contre le mur du port. Il était moins redoutable que les murs terrestres, et les gros transports pouvaient se rapprocher pour servir de tours de siège flottantes. Les Français, cependant, voulaient se battre à terre, dans leur propre élément. La décision finale fut de monter une double attaque, les Vénitiens contre le mur du port et les Français contre l’extrémité nord du mur de terre, adjacent au palais des Blachernes. Cette section de mur était un ajout tardif et un peu plus faible que les murs terrestres théodosiens d’origine. Après avoir traversé la Corne d’Or, les Français ont pris position face au mur, près d’un monastère fortifié qu’ils ont appelé le château de Bohémond d’après un héros de la Première Croisade.

Le double assaut a été lancé le 17 juillet. La flotte vénitienne s’est formée en ligne et a avancé contre le mur du port. Les gros transports élevaient des ponts d’assaut volants, fabriqués à partir d’espars et suspendus à leurs avant-bras, disposition qui permettait aux hommes sur les têtes de pont de se battre, à trois au-dessus, à partir de positions de hauteur égale au sommet des tours qu’ils attaquaient. L’appui-feu était fourni par des mangonels et des pétraires, une artillerie mécanique semblable à une catapulte installée à bord des navires. Légères et rapides en comparaison, les galères manœuvrables étaient prêtes à jeter des renforts à terre en cas de besoin.

L’attaque est suspendue jusqu’à ce que le doge Dandolo ordonne à sa propre galère d’avancer et de le mettre à terre. Le courage du vieux doge a enflammé les Vénitiens et ils ont repoussé l’attaque. La bannière vénitienne a été hissée au sommet d’une tour murale. Bientôt, 25 tours — environ un mille de mur – ont été prises.

Derrière le mur, cependant, les gardes varègues tenaient bon. Incapables d’avancer, les Vénitiens mettent le feu aux bâtiments voisins. Poussé par le vent, le feu a ensuite brûlé une grande partie de la ville. Les Vénitiens ont également capturé quelques chevaux sur le front de mer et, avec une certaine ironie, comme l’a dit un historien de la marine, les ont envoyés aux chevaliers français.

L’attaque française sur le mur de terre ne s’est pas si bien passée. Les échelles de mise à l’échelle étaient moins efficaces que les tours de siège flottantes des Vénitiens, et l’assaut a été repoussé. L’empereur Alexis III s’est rendu sur le terrain lors d’une contre-attaque, menant une force impériale de neuf batailles, ou formations massées, hors des portes. Les Français l’ont rencontré avec sept batailles à eux seuls.

Comme souvent avec les armées féodales, la logique de commandement et de contrôle se heurtait à l’impulsion chevaleresque d’être le premier à l’attaque. Le comte Baldwin, au commandement de la bataille principale, a d’abord tenu bon, mais d’autres croisés se sont précipitamment avancés — forçant Baldwin à suivre, pour sauver la face — jusqu’à ce qu’ils se retrouvent tous dangereusement exposés à l’armée byzantine et hors de vue de la plupart de leurs propres forces.

La nouvelle du péril français parvint au doge Dandolo. Disant qu’il vivrait ou mourrait avec les croisés, il ordonna à ses hommes d’abandonner leurs tours durement gagnées et de se redéployer pour soutenir leurs alliés. Et à la vue des galères vénitiennes remontant le port pour mettre plus de troupes à terre, l’empereur se retira dans la ville. Il avait atteint son objectif tactique, repoussant les Français et forçant les Vénitiens à abandonner leurs gains.

Mais Alexis III avait aussi perdu ses nerfs. Cette nuit—là, il a fui la ville avec sa maîtresse et une fille préférée – laissant son impératrice derrière lui. Les nobles byzantins se sont précipités et ont restauré le vieil Isaac II, le père du jeune Alexis, aveuglé, au mépris de la tradition qui faisait de la cécité un obstacle au trône. Lorsque les croisés en ont entendu parler, ils ont exigé que le jeune Alexis soit couronné aux côtés de son père. Ils avaient encore une armée et une flotte puissantes, ils avaient presque pris la ville et il n’y avait pas de véritable leadership parmi les défenseurs. La demande fut exaucée, et le jeune Alexis fut escorté dans la cité en État, avec le doge et les principaux comtes et barons français.

L’assaut des croisés avait échoué tactiquement, mais il avait gagné son objectif stratégique. Le défunt empereur, Alexis III, était un fugitif, et le jeune Alexis était maintenant assis couronné à côté de son père en tant qu’empereur Alexis IV. Et ensuite? Il était trop tard dans la saison pour continuer, mais les croisés attendaient avec impatience de recevoir des fournitures et des renforts byzantins. Au printemps, ils pourraient naviguer vers l’Égypte et restituer la Terre Sainte à la Croix.

Hélas, le jeune Alexis ne put tenir les grandes promesses qu’il avait faites. Le trésor impérial était vide. De plus, alors que les Byzantins et les croisés étaient désormais en théorie des alliés, leurs relations étaient en réalité médiocres et ne cessaient de s’aggraver. Les Byzantins détestaient la crudité des Français et la haute main des Vénitiens. À leur tour, les Occidentaux méprisaient les Byzantins comme des lâches effrités.

Après des émeutes répétées, dont l’une a conduit à un deuxième incendie désastreux, les croisés individuels n’osaient plus se montrer dans la ville. De plus, la haine byzantine des barbares s’étendait au—delà des croisés pour embrasser tous les Européens occidentaux qui vivaient dans la ville – même les Pisans qui avaient combattu récemment et bien du côté byzantin. Des hommes, des femmes et des enfants ont été massacrés. Les survivants s’enfuirent dans le camp des croisés, renforçant considérablement l’armée des envahisseurs.

Le jeune Alexis IV ne pouvait pas réunir assez d’argent pour satisfaire les croisés, ni les forcer à partir. Il tomba sous l’influence d’un noble conseiller, Alexius Ducas, populairement connu sous le nom de Mourtzouphlos, un nom qui faisait référence à ses sourcils proéminents et touffus. Finalement, Mourtzouphlos a fait une chose typiquement byzantine— il a attiré le jeune empereur dans un piège, l’a enlevé et emprisonné, et a pris le trône pour lui-même.

Mourtzouphlos, maintenant empereur Alexis V (le troisième empereur Alexis en un an!), était plus un leader que ses récents prédécesseurs. Il a claqué les portes de la ville contre les croisés et a mis de l’ordre dans les défenses. Des superstructures en bois ont été construites au sommet des tours du mur du port, les élevant de deux ou trois étages et réduisant l’efficacité des navires vénitiens en tant que tours de siège flottantes. Les portes du mur ont été maçonnées pour éliminer les points faibles des défenses.

Mourtzouphlos a également pris des mesures de sensibilisation actives. La flotte des croisés était amarrée dans la Corne d’Or, juste en face de la ville. Une nuit de décembre, lorsque le vent soufflait du sud, il lança une attaque à feu contre la flotte vénitienne. C’était une situation de manuel — dans le mouillage confiné, contre un rivage sous le vent, les Vénitiens ne pouvaient pas simplement reculer et laisser les vivres s’éteindre.

Mais ils n’ont pas été ébranlés. Ils occupèrent leurs galères, chassèrent des bateaux chargés d’archers couvrant l’attaque de feu, attaquèrent les fireships et les remorquèrent hors de la flotte. Selon Villehardouin, aucun homme ne s’est jamais défendu plus vaillamment sur la mer que les Vénitiens ce soir-là.

En janvier, Mourtzouphlos a appris qu’une expédition de recherche de nourriture de croisés attaquait la ville de Philia, à quelques kilomètres au nord-ouest de Constantinople. Il tend une embuscade aux croisés de retour, mais les chevaliers français acculés et en infériorité numérique se rallient à la contre-attaque. Ils chassèrent les Byzantins et capturèrent l’étendard impérial et l’icône sainte qui accompagnaient traditionnellement les empereurs byzantins au combat.

Mourtzouphlos retourna néanmoins à Constantinople et proclama une victoire. Interrogé sur la norme et l’icône, il a affirmé qu’elles avaient été mises en lieu sûr. La nouvelle de ce mensonge parvint rapidement aux croisés, qui firent la chose logique: ils montèrent l’étendard et l’icône sur une galère vénitienne et les défilèrent d’avant en arrière sous les murs du port. Cette affaire fut fatale au malheureux prisonnier Alexis IV. Mourtzouphlos, humilié, craignait une révolte de palais au nom du jeune empereur déchu. Après que plusieurs tentatives d’empoisonnement eurent échoué, Mourtzouphlos le fit étrangler. Le vieil Isaac II mourut à peu près à la même époque, probablement sans avoir besoin d’aide.

Les croisés ont vu qu’ils ne pouvaient espérer avoir la coopération d’aucun empereur byzantin. Ils décidèrent plutôt de conquérir la ville et de prendre tout l’Empire byzantin pour eux-mêmes. Six nobles français et six nobles vénitiens devaient élire un nouvel empereur, qui recevrait un quart de l’empire en son nom propre, le reste étant partagé entre fiefs féodaux français et possessions vénitiennes. Le doge Dandolo — qui s’était peu à peu imposé comme le véritable chef de la croisade – veillait à ce que les Vénitiens n’aient aucun devoir féodal pour leur quart et demi (c’est-à-dire les trois huitièmes) de l’Empire.

Lors de l’assaut précédent, les Vénitiens avaient réussi contre le mur du port, de sorte que les dirigeants français ont été persuadés de les rejoindre dans une autre tentative amphibie. Des chevaliers et des chevaux embarquèrent dans les transports de chevaux; d’autres montèrent à bord des navires d’assaut. Comme protection blindée contre l’artillerie mécanique byzantine, les navires étaient protégés par des manteaux de bois, recouverts de vignes, pour atténuer les impacts, et du cuir imbibé de vinaigre pour se protéger contre les incendies incendiaires grecs.

Le matin du 9 avril 1204, la flotte avance contre le mur du port au son des trompettes, des tambours et des tabors, avec des drapeaux et des fanions qui flottent. Mais un vent du sud rendait difficile la fermeture de la rive, et seuls les plus grands navires portaient des structures suffisamment hautes pour correspondre aux nouvelles défenses de Mourtzouphlos. Les hommes sur les ponts échangeaient des coups indécis avec les Varègues armés de hache dans les tours. D’autres croisés débarquèrent sous les murs. Sous le couvert de coquilles défensives appelées tortues, ils ont tenté de percer les portes en briques.

En vain. Après plusieurs heures et sans succès, les croisés ont été forcés de revenir et la flotte s’est retirée. Ils avaient perdu environ 100 morts, tandis que les pertes byzantines étaient peu nombreuses. Selon Robert de Clari, un chevalier qui a écrit un témoignage oculaire, certains défenseurs ont ajouté l’insulte à l’injure. Ils laissèrent tomber leurs culasses et montrèrent les fesses nues aux croisés en retraite.

Mourtzouphlos avait personnellement dirigé la défense depuis les hauteurs derrière le mur du port, près du monastère du Christ Pantopoptes, le Voyant. Maintenant, il a proclamé le succès à son peuple. « Ne suis-je pas un bon empereur ? »il leur a demandé, et a répondu à sa propre question: « Je suis le meilleur empereur que vous ayez jamais eu. Je vais les déshonorer et les pendre tous. »

Un groupe de chefs croisés fatigués et découragés se réunit ce soir-là pour planifier leur prochain déménagement. Certains Français ont suggéré une attaque du côté de la mer de Marmara de la ville, où les défenses n’avaient pas été renforcées. Le doge Dandolo a expliqué que cela n’était pas pratique, car les courants et les vents dominants interféreraient avec un assaut là-bas.

La décision finale a été prise pour une autre tentative sur le mur du port, avec une innovation importante. Les gros transports étaient arrimés par paires, permettant aux ponts de deux navires et aux groupes d’assaut de se concentrer contre chaque tour.

L’assaut était prévu pour le lundi 12 avril. Le dimanche, tous les croisés, y compris les Vénitiens excommuniés, ont célébré la messe. Pour permettre une plus grande concentration sur la tâche à accomplir, selon Robert de Clari, toutes les prostituées qui accompagnaient l’armée croisée ont été embarquées sur un navire et envoyées loin.

Lundi, la flotte attaqua, aidée cette fois par un vent favorable. Mais le revers précédent avait soulevé les esprits des défenseurs, et les murs et les tours étaient fortement occupés. Pendant des heures, les combats ont été indécis. Puis une rafale de vent a poussé deux des plus grands navires, Peregrino (Pèlerin) et Paradiso, contre l’estran.

Un pont d’assaut est entré en contact avec le niveau supérieur d’une tour, et un vénitien s’y est précipité, pour être abattu. Puis un chevalier français du nom d’André d’Ureboise l’a traversé et a tenu bon. (Il devait être un homme d’une habileté et d’une vaillance exceptionnelles pour pouvoir combattre entièrement blindé au-dessus d’un navire qui se balançait). Des renforts rejoignent d’Ureboise et les défenseurs varègues sont chassés de la tour. En quelques minutes, cinq tours tombèrent aux mains des assaillants. L’action se tournait maintenant vers la base du mur. Un groupe d’hommes avec des pioches a franchi une porte en briques. Un prêtre belliqueux — le frère de Robert de Clari, Aleaumes – rampa à travers le trou et repoussa les défenseurs de l’autre côté. Une poignée de chevaliers est passée après lui.

Cette percée a eu lieu juste en dessous du poste de commandement de Mourtzouphlos. L’empereur s’avança pour contre-attaquer. Les croisés ont tenu bon et il s’est retiré. Pour lui, et pour Byzance, c’était une perte de nerf fatale. D’autres portes ont été ouvertes et des chevaux de guerre ont essaimé hors des transports et dans la ville. Les chevaliers croisés se sont formés pour une charge montée. La formation défensive byzantine s’est brisée et l’empereur lui-même s’est enfui dans l’un de ses palais.

Le coin était tourné, mais les croisés étaient usés par les combats de la journée et toujours en infériorité numérique. Ils s’attendaient à des semaines de combats rue par rue à venir, et ont pris une position défensive le long du mur, incendié les bâtiments voisins — le troisième feu du siège — pour se protéger d’une contre-attaque dans la nuit.

Pendant la nuit, Alexis Mourtzouphlos Ducas s’enfuit, tout comme Alexis III l’avait fait la chute précédente. La résistance a cessé.

Pendant les trois jours suivants, cette plus grande des villes chrétiennes a subi un sac minutieux et impitoyable. Des trésors inestimables de l’Antiquité ont été brisés en morceaux ou fondus pour leurs métaux précieux. Pendant que les chevaliers et les hommes d’armes français se déchaînaient, les Vénitiens se mettaient au travail comme des voleurs professionnels chevronnés, ramassant le meilleur des trésors de la ville déchue. Les quatre grands chevaux de bronze qui ornent maintenant la façade de Saint-Marc à Venise ne sont que les monuments les plus remarquables par la rigueur de leur rapacité.

L’Empire byzantin ne s’en remit jamais. L’Empire latin que les croisés ont mis en place à sa place était une affaire fragile qui n’a jamais pris le contrôle d’un grand nombre d’anciens territoires byzantins. Boniface de Montferrat, le chef nominal de la croisade, est écarté et Baudouin de Flandre devient empereur Baudouin Ier. L’année suivante, il est fait prisonnier lors d’une bataille mal avisée. Bientôt, l’Empire fut réduit à un peu plus que la ville de Constantinople et, en 1262, il fut repris par un empereur byzantin en exil, Michel Paléologue. Mais Byzance restaurée n’a jamais retrouvé son ancienne puissance et a finalement et pour toujours été éteinte par les Turcs en 1453.

En tant qu’opération militaire, la Quatrième Croisade s’impose comme l’un des grands assauts amphibies de l’histoire. Deux fois, le mur du port de Constantinople est tombé à l’assaut direct des navires de la flotte vénitienne. Dans la plupart des sièges terrestres, le déploiement d’une seule tour de siège était un effort majeur. La flotte vénitienne en avait déployé toute une ligne !

Au cours de l’âge avancé des hommes de guerre armés de canons, cette capacité amphibie nouveau-née a été perdue. Les assauts amphibies réussis étaient rares à l’époque de la voile de combat. Même pendant la Première Guerre mondiale, lorsque les Alliés ont attaqué sans succès Gallipoli (prélude à un assaut prévu sur Constantinople), les soldats ont été condamnés à patauger à terre dans des bateaux de navires soutenus de manière inefficace par des navires de guerre. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la guerre amphibie a de nouveau atteint le niveau de sophistication incarné par la flotte vénitienne lors de la Quatrième Croisade.

Cet article a été écrit par Richard McCaffery Robinson et paru initialement dans le numéro d’août 1993 du magazine d’histoire militaire.

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